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Chapter 18 - Le vacarme !

L'église.

Une maison merveilleuse.

Je n'aimais pas les lieux saints, mais celui-ci avait quelque chose d'étrangement apaisant.

Les louanges, entonnées par les chantres, s'élevaient comme des prières offertes à une lumière que je ne voyais plus depuis longtemps.

Je sentais les vibrations des voix, la chaleur des mots… cette façon qu'ils avaient de toucher là où mes souvenirs saignent.

On disait que ces chants parlaient de l'amour infini de Dieu.

Mais moi, je n'y entendais que la nostalgie de mon père.

Falone me regardait.

Son regard était pur, attentif.

Elle me prit la main.

Ses doigts étaient chauds, presque tremblants.

— « Gréy… libère-toi. Le Seigneur parle de plusieurs façons. »

Sa voix était douce, mais chaque mot pesait sur moi comme une injonction divine.

Je ne savais pas ce qu'elle voulait dire exactement.

Peut-être que Dieu parlait à travers elle, ou peut-être que c'était juste moi qui voulais le croire.

Je ne savais plus.

Tout ce que je savais, c'est que ces chants me traversaient.

J'étais à la fois en paix et déchiré.

À la fin du culte, Falone me demanda de l'attendre dehors.

Elle voulait parler à celui qu'elle appelait "l'homme de Dieu".

Je restai dans l'allée, observant les fidèles se disperser comme des ombres légères.

Leurs visages étaient heureux, apaisés.

Le mien, lui, portait les traces d'un orage ancien.

Mon père disait toujours que Dieu pardonne tout.

Mais moi, je pense qu'il avait tort.

Si Dieu me pardonnait, alors il ne serait pas juste.

S'il savait ce que j'ai fait… il détournerait le regard.

Je la vis s'approcher du pasteur.

Elle marchait lentement, droite, presque solennelle.

Ses pas semblaient bénir le sol.

Et moi, dans le silence, je murmurais :

> "Ma Falone,

j'ai cherché ton existence pendant que le monde cherchait ma fin.

Et puis tu es arrivée — simple, belle, inatteignable.

Tes yeux sourient comme un miroir posé sur un monde pur,

un monde où je n'ai pas ma place.

J'aurais voulu te haïr, parce que t'aimer me détruit.

Je ne suis pas un ange.

Je suis un démon qui se déguise pour toi.

Et dans ce rôle, je meurs un peu plus chaque jour,

espérant qu'en disparaissant, tu finiras par me voir."

Un instant, j'ai cru sentir quelque chose d'invisible entre nous.

Une prière, un lien, ou peut-être juste le mensonge que j'entretiens pour survivre.

— « Bonjour homme de Dieu, comment allez-vous ? » dit Falone avec ce sourire léger qui semble toujours vouloir sauver le monde.

— « Bonjour, sœur Ninga. Je vais bien, par la grâce de Dieu. Et vous ? » répondit le pasteur en posant une main sur son épaule.

— « Bien… je voulais m'excuser de ne pas avoir pu venir aux dernières réunions. »

— « Ce n'est rien… mais vous ne nous présentez pas votre ami ? » demanda-t-il en se tournant vers moi.

J'aurais voulu partir.

Je ne sais pas pourquoi, mais ces moments où l'on me voit me dérangent.

Mais je m'avançai malgré tout.

— « Bonjour monsieur ? »

— « Gréy », ai-je simplement dit.

— « J'ai remarqué que vous preniez des notes pendant le culte. Vous avez trouvé cela intéressant ? »

Tout le monde me regardait.

Je sentais le poids de leurs yeux, de leurs attentes.

— « Disons que c'était émouvant », répondis-je calmement. « Les mots m'ont rappelé mon père, et sa foi… une foi immense. »

Un murmure d'"Amen" parcourut l'assemblée.

Falone sourit.

Un sourire sincère, simple, presque enfantin.

Le pasteur ajouta :

— « Nous organisons une retraite spirituelle de trois jours. J'aimerais que vous veniez. »

J'ai accepté.

Pas pour prier.

Pour elle.

Toujours pour elle.

---

Sur la route, Falone conduisait.

Sa main droite reposait sur le volant, sa gauche sur ses genoux.

De temps en temps, elle fredonnait un cantique.

Je la regardais, et chaque note sonnait comme une confession.

Puis mon téléphone sonna.

— « Bonjour, monsieur Aboghe. Ici la fondation La Tendresse du Cœur, celle où votre père était actionnaire. Pourrions-nous convenir d'un rendez-vous ? »

Le nom fit vibrer quelque chose en moi.

La Tendresse du Cœur.

Ironique.

Mon père parlait toujours de cette fondation comme d'un acte d'amour, un refuge pour les âmes blessées.

Et moi, j'étais justement ce qu'il avait voulu soigner.

— « Oui… demain à quinze heures », ai-je répondu d'une voix neutre.

Mais la vérité, c'est que j'étais troublé.

Pas par la nouvelle.

Par la voix de la femme.

Elle était douce, posée, presque pure.

Et cette pureté réveilla quelque chose en moi que j'aurais préféré laisser mourir.

Un instinct ancien.

Une faim sans nom.

Je raccrochai.

Falone me lança un regard inquiet.

— « Tout va bien ? »

— « Oui. Juste… un souvenir. »

Nous étions arrivés devant la maison.

Elle coupa le moteur.

Le silence s'installa.

Je savais qu'elle voulait entrer.

Son regard me le disait sans mots.

Mais à l'intérieur… il y avait ma mère.

Toujours ligotée, toujours silencieuse, toujours là.

Le secret que Falone ignorait.

Elle se rapprocha, hésitante.

Nos visages se frôlèrent, nos souffles se croisèrent.

Un geste, une tension, une brûlure.

Et sans vraiment comprendre, je l'ai embrassée.

Tout s'est arrêté.

Le monde, le temps, le bruit.

C'était un baiser étrange — ni pur ni sale, ni saint ni profane.

Un baiser où j'essayais d'oublier ce que je suis.

Ses mains tremblaient contre moi, les miennes cherchaient à retenir quelque chose qui m'échappait.

Son parfum m'enveloppait.

La chaleur de sa peau me ramenait à la vie, mais au fond je savais que ce n'était qu'une illusion.

Parce qu'à chaque fois que je touche la lumière, l'ombre s'élargit.

Je fermai les yeux.

Dans ma tête, tout se brouillait :

La voix du pasteur, le souvenir de mon père, les chants de l'église, la respiration de Falone, et… le souffle faible de ma mère, quelque part sous nos pieds.

Deux mondes cohabitaient.

L'un priait, l'autre saignait.

Et moi, j'étais le lien entre les deux.

Je crus entendre un bruit dans la cave.

Un petit choc étouffé, presque un appel.

Mais Falone me regardait encore.

Elle sourit.

Un sourire de confiance.

Celui qu'on offre à quelqu'un de bien.

Alors j'ai détourné les yeux.

Et j'ai menti.

Je les ai vus, ces visages renversés par la colère.

Ils marchaient comme un seul corps, une bête faite de chair, de cris et de peur. Les rues vibraient sous leurs pas — le pavé frappé par des semelles tremblantes, les slogans jetés dans l'air comme des pierres.

Ils voulaient des coupables.

Ils voulaient du sang pour apaiser le sang.

La forêt, eux, ils l'appellent la forêt ensanglantée. J'aime bien leur imagination. Elle a le goût du drame, de ce qu'ils ne comprennent pas. Chaque fois qu'ils prononcent ce nom, leurs yeux cherchent un monstre à accuser. Et ça tombe bien : ils en ont un. Invisible, silencieux, patient.

Le S.H.A.R.D., eux, se décompose lentement.

Les rapports s'empilent, les réunions s'étirent, les nerfs craquent. Bradford hurle, Michaël serre les poings, Rory parle de stratégie pendant que ses mains tremblent sous la table.

Ils ne le savent pas encore, mais la chasse est terminée depuis longtemps. Le chasseur, c'est moi. Et eux… ne sont que des ombres qui tournent autour d'un feu qu'ils ne comprennent pas.

Je vois tout, j'entends tout.

Les journalistes agitent leurs micros comme des armes, les politiciens feignent la maîtrise, les citoyens pleurent devant les écrans. Le vacarme a pris la ville entière.

Mais dans le vacarme, il y a toujours un silence.

Celui où je respire.

Celui où je souris.

Certains manifestants crient des noms de victimes, d'autres brandissent des photos tachées de pluie. Ils croient qu'en criant plus fort, la vérité sortira de quelque part.

Elle est déjà là.

Dans chaque mot qu'ils hurlent, dans chaque peur qu'ils nourrissent, il y a un morceau de moi.

Je n'ai pas besoin de répondre à leurs questions.

Je suis la réponse qu'ils refusent d'entendre.

À l'intérieur du QG du S.H.A.R.D., le vacarme n'a pas besoin de cris.

Il vit dans les silences.

Dans le bourdonnement des néons, dans le cliquetis nerveux des stylos, dans les soupirs retenus.

Bradford fixe l'écran central.

Trois visages s'y affichent : les trois dernières victimes retrouvées dans la forêt.

Il ne le dit pas, mais il sait que les indices ne mènent nulle part.

Chaque piste qu'ils suivent finit en cendre.

Chaque théorie s'écroule dès qu'ils la prononcent à haute voix.

Je les regarde tourner en rond, persuadés d'avancer.

Rory entre avec un dossier sous le bras. Il parle vite, trop vite.

Un témoin, un enregistrement, un détail "capital" — ses mots se bousculent, cherchent la crédibilité. Bradford écoute sans écouter. Il sait que ce dossier ira rejoindre les autres, dans la pile des échecs qu'ils refusent de nommer.

L'odeur du café froid et des nerfs brûlés remplit la pièce.

Michaël, lui, garde le silence. Il observe, il doute.

Je sens son instinct se tordre — il devine, peut-être. Il ne sait pas encore quoi, ni qui, mais quelque chose en lui murmure que le monstre n'est pas ce qu'ils imaginent.

Je l'aime bien, Michaël.

Il a cette part d'ombre qui comprend la mienne.

Les rapports tombent.

Les appels du Ministère s'enchaînent.

Les médias demandent des résultats, des coupables, des têtes.

Le S.H.A.R.D. vacille sous le poids de son propre nom.

"Division Spéciale pour la Recherche et l'Analyse des Dangers."

Ironique, non ?

Ils analysent le danger sans jamais comprendre qu'il leur parle, qu'il les regarde, qu'il écrit même leur chute à leur place.

Dans la salle d'observation, un technicien projette sur le mur une carte de la forêt.

Des points rouges clignotent, comme des battements de cœur.

À chaque point, un corps.

À chaque corps, un message qu'ils refusent de lire.

Je suis leur équation impossible.

Leur cauchemar sans visage.

Leur échec qui respire.

Dehors, les manifestants continuent à hurler.

Dedans, les agents se taisent, étouffés par la peur d'admettre qu'ils ont perdu.

Et moi, au milieu de tout ça, je ne fais rien.

Je regarde.

J'attends.

Parce que parfois, le vacarme, c'est la meilleure musique du monde.

La nuit est tombée sur la ville comme un couvercle.

Le vacarme s'est tu.

Les foules sont rentrées chez elles, épuisées de colère. Les pancartes traînent dans les caniveaux, les mégaphones se sont tus, et le vent seul siffle entre les avenues désertes.

J'aime ce moment.

Celui où la peur se repose.

Celui où l'humanité reprend son souffle, croyant que le pire est passé.

Je traverse les rues lentement.

Personne ne me remarque.

Je suis un visage parmi d'autres, une ombre dans la foule qui n'existe plus.

Les sirènes ont cessé, les gyrophares se sont éteints, et dans les vitres des immeubles, je vois le reflet d'un homme tranquille.

Pas un monstre.

Juste un homme qui sait ce qu'il fait.

Au loin, le bâtiment du S.H.A.R.D. reste éclairé.

Toujours éveillé, toujours inquiet.

Ils continueront à chercher, à douter, à s'épuiser. Ils fouilleront la forêt encore et encore, cherchant une logique là où il n'y en a pas.

Et pendant ce temps, moi, j'existerai dans les interstices.

Entre leurs rapports, entre leurs cauchemars, entre leurs respirations trop courtes.

Je passe devant un écran géant dans une vitrine.

Les infos tournent encore :

"Manifestation sans précédent contre l'inaction du S.H.A.R.D."

"La population réclame justice."

"Le tueur de la forêt ensanglantée toujours introuvable."

Je souris.

Ils parlent de moi comme d'un fantôme.

Ils n'ont pas tort.

Je m'arrête un instant, lève les yeux vers le ciel.

Aucune étoile. Juste ce noir complet, parfait, paisible.

Le genre de noir où je me sens à ma place.

Je reprends ma marche.

Le vacarme s'est éteint, mais il reviendra.

Il revient toujours.

Et quand il reviendra, je serai déjà là, quelque part entre eux, invisible, patient, éternel.

La nuit était tombée comme un voile sale sur les vitres.

Falone dormait à moitié, sa respiration calme tranchait avec le tumulte qui, en moi, refusait le silence.

J'avais toujours cru que le sommeil des anges était doux.

Mais à côté d'elle, je sentais seulement le poids de ma propre nature : un silence trop pesant, un calme trop froid.

Je me suis levé, torse nu, les yeux perdus dans le noir.

Il n'y avait pas de lumière dans la maison, juste l'ombre et le souvenir de ce que j'avais laissé en bas.

Chaque pas sur le parquet sonnait comme une confession.

Je savais qu'en dessous, la cave respirait encore.

Pas fort, mais assez pour que mon âme entende.

Je n'avais pas besoin d'y descendre.

Je savais ce qu'il s'y trouvait.

Ce que j'avais choisi d'ignorer, de repousser, de déguiser derrière des prières et des baisers.

La maison entière sentait la faute.

Et pourtant… elle paraissait calme.

Falone bougea dans son sommeil, murmura mon nom, doucement :

> « Gréy… reste… »

J'ai souri.

Ce sourire qu'on affiche pour ne pas crier.

Je l'ai regardée, puis j'ai regardé la porte du couloir, celle qui menait vers le bas.

Le monde, dehors, dormait sur un mensonge.

Le S.H.A.R.D. hurlait à la télévision.

Des foules descendaient dans les rues, exigeant la tête du monstre de la forêt ensanglantée.

Ils parlaient de justice, de sécurité, de foi perdue.

Je les entendais depuis la radio que Falone avait oubliée d'éteindre.

Les voix des journalistes s'entrechoquaient :

> « Toujours aucune piste sérieuse… »

« Le tueur reste introuvable… »

« La population réclame des réponses ! »

Je les ai écoutés un instant.

Je me suis même demandé ce que je ressentirais s'ils disaient mon nom.

Rien, sans doute.

Peut-être un sourire.

Ou un soupir.

Je me suis assis sur le canapé, les coudes sur les genoux.

Je me suis souvenu des chants de l'église.

De la voix de Falone, pure et simple.

De ses yeux qui croyaient encore en Dieu.

Moi, je crois seulement en ce que je peux toucher, enfermer, ou faire taire.

Le vent passa sous la porte d'entrée, soulevant un frisson.

Sous mes pieds, un bruit.

Très faible.

Un soupir venu du plancher.

Le bois craqua.

La cave parlait.

Elle ne criait pas ; elle murmurait.

Et ce murmure me ramenait à ce que je suis.

À ce que j'ai toujours été :

un homme qui ne ressent rien, mais qui sait que le monde souffre de trop ressentir.

Je me suis levé et j'ai marché jusqu'à la fenêtre.

Dehors, les lampadaires clignotaient sur la route.

On aurait dit des battements de cœur artificiels.

Tout paraissait si tranquille…

mais quelque part, la terre tremblait sous le pas des foules.

Ils cherchaient un monstre.

Et j'étais là, à les regarder marcher sans savoir que leur prière avait déjà une réponse.

Je suis revenu vers Falone.

Je me suis assis au bord du lit.

Je l'ai observée dormir.

Elle était belle, comme une page qu'on n'a pas encore tachée.

Je lui ai caressé les cheveux.

Puis j'ai chuchoté :

> « Tu crois que Dieu nous écoute encore, Falone ? »

Elle n'a pas répondu.

Elle n'entendait pas.

Mais quelque part, en dessous de nous, une autre oreille, elle, écoutait.

Et j'ai su que le murmure de la cave…

…c'était ma prière.

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