Sous les fondations de City Prime, la ville brillait d'un éclat trompeur. Les néons, les tours et les routes illuminées cachaient un autre monde : un monde d'ombres, d'humidité et de métal rouillé.
Là, dans les souterrains, les kJ avaient bâti leur empire.
Un empire silencieux, mais réel.
Les anciens tunnels du métro abandonné, les couloirs de maintenance et les égouts oubliés servaient désormais de territoire à ceux que la surface avait rejetés.
Les sans-abri y avaient trouvé un refuge contre le froid. Mais au cœur de ce labyrinthe souterrain, entre les murs tagués et les tuyaux suintants, vivait un autre type d'oubliés : des criminels, des fugitifs, des mercenaires.
Et parmi eux, les kJ, aussi appelés Killer & Justice.
Ils étaient trois frères liés par la douleur, la violence et le sang :
Le Maître, l'aîné — stratège froid, manipulateur et calme comme un chirurgien.
Carnage, le deuxième — impulsif, loyal, le cœur déchiré par la culpabilité.
Et Mentos, le plus jeune — impulsif, à la fois drôle et instable, un survivant rongé par la rage et les séquelles d'une enfance piégée entre coups et secrets.
Ce matin-là, dans leur repaire, un silence lourd s'était abattu.
Les ampoules grésillaient au plafond, projetant des éclats jaunes sur les murs fissurés. On entendait seulement le bourdonnement des générateurs et le clapotis d'une fuite d'eau qui tombait à intervalles réguliers dans une bassine de métal.
Mentos reposait sur un vieux matelas, branché à des câbles bricolés qui alimentaient une machine de survie. Sa peau pâle et ses cernes violettes disaient tout : il revenait de loin.
À son chevet, Carnage n'avait pas dormi depuis quatre jours. Son visage était couvert de sueur et de cendres. Ses yeux brûlaient comme s'ils refusaient la moindre seconde de répit.
Le Maître entra, le visage impassible, une petite fiole à la main.
Une pilule argentée roulait entre ses doigts. Sur la surface, un symbole : ZØ — Pilule Zéro, un produit expérimental interdit, capable de réinitialiser temporairement les fonctions vitales. Illégale. Chère. Presque introuvable.
— « Comment t'as fait pour l'avoir ? » demanda Carnage, la voix éraillée.
Le Maître ne répondit pas tout de suite. Il s'approcha, ouvrit un sachet d'eau, et fit avaler la pilule à Carnage sans lui laisser le temps d'insister.
— « Je l'ai achetée, » dit-il simplement.
Puis il s'assit sur une caisse métallique, les bras croisés.
— « En ville, j'ai croisé un type. Il cherchait quelqu'un qui savait coder pour des IA. J'ai accepté. J'ai fini son programme, j'ai touché ma paie. J'ai ajouté mes économies, et… voilà. »
Carnage resta un moment silencieux, observant la fiole vide tomber sur le sol.
— « Donc c'est pour ça que tu disparaissais depuis le début de la semaine ? Je comprends mieux… »
Un sourire forcé étira ses lèvres, sans atteindre ses yeux.
Il baissa la tête, fatigué, les coudes sur les genoux.
— « Parfois, je me dis que papa avait raison sur nous… Qu'on est des ratés. Des déchets qui ne feront jamais rien de leurs vies. »
Le Maître se redressa. Un tressaillement imperceptible traversa son regard.
Il s'approcha lentement de son frère.
— « Ne dis plus jamais ça, » murmura-t-il d'un ton sec.
— « Papa était un salaud. Il battait maman, il nous traitait comme des chiens. Et il aurait continué si… »
Il s'interrompit. Les mots restaient coincés dans sa gorge.
Le souvenir, lui, ne le quittait pas.
Carnage leva les yeux, le cœur serré.
— « Si tu ne l'avais pas tué ? »
Le silence tomba. Les tuyaux crachèrent un souffle de vapeur, comme si la ville elle-même avait retenu son souffle.
Le Maître détourna le regard.
— « J'aurais voulu que nos vies soient normales, » dit-il doucement. « Mais personne ne peut fuir son destin éternellement. »
Il se revit cette nuit-là.
Leur mère enceinte, à genoux, couverte de sang.
Le père, titubant, la ceinture à la main.
Et lui, un adolescent de seize ans, tremblant de rage, les poings serrés jusqu'à se briser les phalanges.
La peur, la haine, la colère — tout s'était mélangé jusqu'à l'explosion.
Quand le corps du père s'était effondré, le silence qui avait suivi lui avait paru plus lourd que la mort elle-même.
— « Je n'ai jamais trouvé le repos depuis ce jour, » avoua-t-il.
— « J'ai ressenti une satisfaction… mais vide. Comme un trou qu'aucune vengeance ne peut combler. »
Carnage se leva, s'approcha, et posa ses mains sur ses épaules.
— « Tu as fait ce qu'il fallait, frangin. Tu nous as sauvés. T'as pris la place que je n'ai jamais eue le courage de prendre. »
Les deux hommes restèrent enlacés un instant, seuls au milieu de ce monde en ruine.
Puis une voix gronda derrière la porte métallique.
Trois coups. Secs. Précis.
Le Maître et Carnage échangèrent un regard.
Carnage attrapa son arme, le Maître leva la main pour lui dire d'attendre.
La porte grinça. Brayan entra.
Grand, mince, vêtu d'un long manteau noir. Des tatouages serpentaient sur son cou jusqu'à sa mâchoire. Il souriait — un sourire faux, glacial.
— « Bien le bonjour, mes amis, » lança-t-il d'un ton faussement aimable.
Il tenait une mallette. Quand il la posa sur la table, le bruit résonna dans tout le repaire.
— « Kong m'envoie vous rappeler le marché. Soit vous remboursez votre dette, soit vous nous ramenez le docteur Park. Et vite. »
Le Maître s'approcha, lentement.
Son regard se fit tranchant comme une lame.
— « Attention à tes mots, Brayan. Tu sais très bien que je n'ai jamais échoué à une mission. Et je n'aime pas les menaces. »
Brayan éclata d'un petit rire, mi-nerveux, mi-provocateur.
— « Ouh, que tu es tendu aujourd'hui. »
Il passa sa langue sur ses lèvres.
— « Calme-toi. Je ne fais que transmettre un message. Mais je t'avoue… j'adore quand tu t'énerves. C'est presque… jouissif. »
Il ouvrit la mallette : des liasses, des liasses de billets.
Le double de la somme prévue.
Carnage fronça les sourcils.
— « Pourquoi tout cet argent ? »
— « Parce que personne d'autre ne peut faire ce boulot. Et parce que Kong a peur. Son père est malade, et si ses ennemis l'apprennent, il est fini. Les tueurs à gages, ça parle beaucoup. Vous, non. Vous, vous êtes de la famille. »
Au fond du repaire, une voix rauque s'éleva :
— « Putain… ce type chie des billets ou quoi ? »
Tous se retournèrent.
Mentos était debout. Vacillant, mais debout.
Ses yeux brillaient d'une lumière étrange, les veines pulsant encore du produit de la pilule zéro.
Carnage et le Maître se précipitèrent vers lui, le serrant fort contre eux.
Brayan resta figé, surpris par cette scène inattendue.
Les « Killer & Justice », ces assassins redoutés, venaient de lui montrer un visage qu'il n'imaginait pas : celui de trois frères.
— « Cette mission tombe bien, » lança Mentos avec un rictus.
— « J'ai envie de me faire les dents. »
Brayan haussa un sourcil, amusé.
— « C'est beau, une famille unie. Ça me donne presque envie de pleurer. »
Puis, dans un battement d'air, son corps se distordit.
Des plumes noires jaillirent de son dos.
Ses bras se transformèrent en ailes.
Et en un souffle, il prit son envol vers la sortie, se dissipant dans la pénombre du tunnel.
Le Maître referma la porte d'un geste.
Le silence retomba, juste brisé par le bruit des billets qui s'entrechoquaient dans la mallette.
Cinq millions. En espèces.
Mentos s'en approcha, émerveillé, les yeux pétillants.
Il prit une liasse, la fit claquer entre ses doigts.
— « Et après, on dira que le crime ne paye pas ! »
Carnage posa sa main sur son épaule.
— « Tu vas déjà assez bien pour repartir en mission ? »
— « Je suis un kJ. On ne meurt pas. On se relève. Et j'ai une revanche à prendre sur ce foutu héros. » répondit Mentos, le regard dur.
D'un geste rapide, il lança une liasse vers le Maître, qui la rattrapa sans même y penser.
Le Maître la contempla un instant.
Mentos, lui, souriait à moitié — un sourire brisé.
— « Je sais ce que t'as en tête. Tu veux construire une maison à nous. Un endroit pour oublier les kJ. » dit-il, sa voix oscillant entre tristesse et colère.
Le Maître garda le silence.
Il posa lentement la liasse sur le canapé et tourna le dos.
— « La vie qu'on mène va nous détruire. Elle détruira tout ce qu'on aurait pu être. »
Il s'éloigna, s'enfonçant dans le couloir. Le bruit de ses pas s'effaça peu à peu.
Carnage soupira.
— « Tu devrais aussi aller te laver, Mentos… tu pues la merde. »
Un rire fatigué résonna dans la pièce, se mêlant au bourdonnement des lampes.
Dans les profondeurs de City Prime, les trois frères se remettaient à respirer.
Mais au-dessus d'eux, le monde s'apprêtait à trembler.
